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“À Gaza, la réalité dépasse tout ce que j’ai vécu en urgence humanitaire”

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Réadaptation | Urgence | Territoires Palestiniens Occupés | PUBLIÉ LE 10 juin 2025
Une séance de réadaptaion dans un camp de déplacés

Une séance de réadaptaion dans un camp de déplacés | © Violette Van Bever / HI

Spécialiste de la réadaptation en contexte d’urgence, Violette Van Bever était à Gaza en avril et mai derniers pour soutenir les équipes de réadaptation de HI. Elle décrit un enfer humanitaire.

Vous avez été déployée à Gaza pour une mission d’urgence avec HI. Quel était votre rôle ?

Je suis kinésithérapeute, et cela fait huit ans que je travaille dans l’humanitaire, essentiellement avec HI, dans des contextes d’urgence : Irak, Syrie, Yémen, Ukraine… À Gaza, j’ai été déployée en tant que spécialiste réadaptation. Ma mission principale était d’appuyer techniquement nos équipes.

Comment cette mission s’est-elle déroulée ?

Je devais entrer à Gaza autour du 20 mars, mais la fin du cessez-le-feu le 18 a retardé les choses. J’ai finalement pu rester trois semaines sur place, du 24 avril au 20 mai. Nous étions basés à Khan Younès, puis avons dû être évacués à Zawaida pour raison de sécurité. Le quotidien était rythmé par les bruits incessants des drones, des bombardements, et des vitres qui tremblent… C’est de loin le contexte le plus intense et effrayant que j’ai connu.

Est-ce que ces conditions ont eu un impact direct sur votre travail ?

Oui, fortement. Chaque déplacement nécessitait une autorisation sécuritaire le matin même, avec des horaires très restreints. Au début, on ne pouvait pas bouger avant 9 h ou 9 h 30, et il fallait être de retour vers 14 h. Cela réduisait énormément le temps de travail. Et nos collègues palestiniens, qui dépendent entièrement des véhicules de l’organisation – puisqu’il n’y a plus de transports en commun –, devaient souvent faire de longs trajets pour venir au bureau. Certains de nos bureaux ont même été temporairement évacués à cause de frappes trop proches.

Sur le terrain, quels types de pathologies avez-vous rencontrés ?
Les besoins sont énormes. J’ai vu principalement des cas complexes : amputations récentes, fractures complexes, traumatismes crâniens, blessés médullaires… Il y a aussi beaucoup de complications liées à une rupture complète de la chaîne de soins. Par exemple, des patients gardant leur fixateur externe beaucoup trop longtemps, faute de suivi chirurgical. J’ai rencontré un adolescent amputé du bras pour qui aucune solution de prothèse n’existe à ce jour.

Vous parlez d’un manque de matériel. Jusqu’à quel point cela entrave-t-il l’aide que vous pouvez fournir ?

On est confronté à une pénurie dramatique. Il nous reste à peine une vingtaine de fauteuils roulants et de paires de béquilles. Et nous avons plus de 1800 personnes identifiées en attente d’aide technique, dont moins de 800 pour un fauteuil roulant. L’accès au nord de la bande est pratiquement impossible, donc même si on avait du stock, on ne pourrait pas forcément le distribuer. Et il n’y a pas d’autres acteurs pour prendre le relais : tout le monde est dans la même situation.

Dans un tel contexte, comment définissez-vous vos objectifs d’intervention ?

Ils sont très pragmatiques. On se concentre sur l’éducation du patient et de son aidant : comment éviter les escarres, les raideurs, les infections. L’idée est d’assurer un minimum d’autonomie, surtout si la personne va être déplacée ou inaccessible par la suite. Ce n’est pas la réadaptation telle qu’on la connaît en contexte stable, mais c’est ce qu’on peut faire de plus utile avec les ressources dont on dispose.

Qu’est-ce qui vous a le plus marquée durant cette mission ?

L’intensité du conflit, évidemment. Et les équipes. Elles sont incroyablement engagées, bien que personnellement affectées par la guerre. Mais aussi le sentiment d’impuissance : voir des patients en grande souffrance et savoir que, malgré tous les efforts, on ne pourra pas leur donner ce qu’ils méritent. Ça, c’est très dur. On est face à une urgence terrible qui dure, s’aggrave, et dans laquelle les marges de manœuvre sont minuscules. Malgré tout, nos équipes continuent. Parce que chaque geste, aussi petit soit-il, compte.

Dans un contexte aussi extrême, on imagine que la réadaptation ne peut pas être une priorité pour des gens qui peinent déjà à se nourrir ou à avoir accès à l’eau potable…

Oui, complètement. C’est un facteur qui pèse lourdement. Nous avons des lignes rouges qu’on ne peut pas franchir en matière d’hygiène, pour éviter de provoquer des complications. Mais ces règles sont très difficiles à respecter quand on sait dans quelles conditions vivent nos patients : promiscuité extrême, manque d’eau, quasiment aucun matériel pour se laver… On fournit parfois des kits d'hygiène aux blessés pour limiter les risques d’infection, mais nos stocks sont désormais épuisés.

Quant à la nutrition, c’est catastrophique. Le manque de protéines ralentit la cicatrisation, augmente le risque d’infection et rend tout travail de réadaptation bien moins efficace. Il n’y a plus de viande, plus d’œufs, plus de lait. Les légumes qu’on trouve encore viennent uniquement de Gaza. Et les quelques produits importés via l’aide humanitaire sont rares, souvent périmés. C’est un combat de tous les instants.

Y a-t-il des patients qui vous ont particulièrement marquée ?

Oui, plusieurs. Il y avait ce patient, jeune, avec une fracture de l’humérus et une atteinte nerveuse au bras. Il avait aussi subi un traumatisme crânien, avec des séquelles sévères : perte de l’ouïe, de la vue… Il était très replié sur lui-même. On l’a pris en charge après sa blessure. On a pu l’aider un peu sur le plan fonctionnel, mais pour ses troubles sensoriels, il n’y avait tout simplement pas de service spécialisé accessible. C’est très frustrant.

Et puis il y a cette histoire plus lumineuse, celle d’un petit garçon amputé du bras qui a réussi à reprendre le violon. Il s’est adapté, a trouvé un moyen de tenir son archet avec son bras restant. Il a même retrouvé des cours de musique grâce à une ONG locale. Ça, c’est bouleversant. C’est une victoire immense, dans un contexte où chaque pas en avant est un exploit.

Comment étaient les contacts avec la population ? Fatigue, résignation, espoir ?

Avec les collègues, on sentait une immense lassitude. Ils ne sont pas sans espoir mais très affectés psychologiquement. Depuis la fin du cessez-le-feu, le stress est constant. Ils viennent travailler en laissant leurs enfants derrière eux, dans un contexte ultra précaire, et restent pourtant incroyablement engagés.

Avec les bénéficiaires, j’ai eu moins de contacts directs à cause des contraintes de sécurité. Mais ce que j’ai pu constater, c’est une profonde reconnaissance envers HI. Dans certaines zones, notre approche mobile est la seule manière d’accéder à un service de réadaptation. Il n’y a plus de structures de soins ambulatoires, seulement quelques centres hospitaliers avec des critères d’admission très stricts. Les cas chroniques sont souvent laissés de côté.

C’était votre première mission à Gaza. Qu’en retirez-vous ?

Je suis bouleversée. Ce que je ne comprends pas, c’est comment on laisse faire. Cela fait plus d’un an et demi que la situation empire, et pourtant rien ne semble enrayer cette guerre. Ce qui me marque le plus, c’est la résilience incroyable des gens, mais aussi ce sentiment d’abandon qu’on ressent parfois.

Nos collègues palestiniens ont vécu l’indicible : des déplacements forcés, des pertes familiales immenses, des traumatismes à répétition. Et malgré tout, ils continuent. Ils pensent aux autres, à ceux qui ont encore besoin d’aide. C’est à la fois une force et une douleur immense.

Et aujourd’hui, est-ce que HI peut encore intervenir efficacement ?

On fait tout notre possible, mais on est à la limite. Nos stocks d’aides techniques sont quasiment vides, l’accès aux zones est de plus en plus réduit, et les risques pour les équipes comme pour les bénéficiaires deviennent difficilement gérables. Si on perd complètement la capacité d’opérer, Il n'y aura plus de service en centre et mobile, restera des services uniquement dans les quelques hôpitaux en capacité de fonctionner. C’est à dire presque plus rien.

Et les conséquences seront graves. Des gens développeront des handicaps irréversibles, des complications médicales sérieuses, voire vitales. Sans réadaptation, certains amputés ne pourront jamais être appareillés. D’autres souffriront d’escarres infectées, de pertes fonctionnelles majeures… Et dans un contexte où les besoins de base — nourriture, abri, eau — ne sont même pas couverts, cela les rendra encore plus vulnérables. C’est une spirale sans fin.

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